PATRICE SANAHUJAS, LE PASSAGER DE L'IMAGINAIRE

 

C'était au tout début des années 70, à une époque où on imprimait les fanzines à l'aide de stencils, des papiers paraffinés qui servaient de pochoirs après qu'on les eut perforés à la machine à écrire.
J'écrivais depuis fort longtemps déjà - sans grand souci de mes énormes manques - et le cercle familial ne me suffisait plus comme lectorat, j'avais pris la décision de me lancer dans la fabrication d'un fanzine. Le texte devant de préférence être accompagné d'illustrations, je décidais de passer une petite annonce dans un de ces récents périodiques qui commençaient à encombrer les boîtes aux lettres.
Quelques jours plus tard, ce fut un certain Patrice Sanahujas qui sonna à ma porte, sans qu'aucun autre artiste débutant en mal d'éditeur à la noix n'ait eut l'idée de lui faire concurrence.
Je le revois encore, correctement vêtu de sombre, l'allure un peu britiche, avec un interminable parapluie fermé au bout d'un bras et un petit carton à dessin sous l'autre. Il se présenta et je lui fis remarquer que son nom peu courant sonnait bien pour un dessinateur, ce qui, sur le moment pouvait paraître une idiotie.
Malgré leurs imperfections, ces dessins valaient bien mes écrivailleries, aussi nous mîmes nous d'accord avec enthousiasme pour une collaboration qui, nous n'en doutions pas, allait faire des éclats. En fait de coup de tonnerre dans le petit monde de l'édition marginale, nous eûmes un beau fiasco, car je ne fus jamais capable d'imprimer correctement ne fût-ce que le premier exemplaire de mon satané fanzine.
Mais l'essentiel venait d'être fait sans que nous en eûmes vraiment conscience : Patrice et moi avions effectué le tout premier noeud d'une amitié qui allait durer plus de deux décennies et que seule une perfide faux parviendrait à trancher. Tout ce temps sans jamais une seule bouderie, uen ombre de mésentente, avec seulement des factures téléphoniques et quelques brèves infidélités nécessitées par les aléas de nos professions pour désagrément.
Quand on me demande comment je suis venu à la bande-dessinée, je réponds que c'est en m'efforçant de rendre service, et c'est vrai. Après avoir publié sa première couverture dans une mince revue qui s'appelait L'impossible - petite publication mensuelle dans laquelle paraissaient mes premiers textes - Patrice dénicha un éditeur parisien qui donnait dans la BD fantastico-érotique de petit format imprimé en noir et blanc. Cet animal voulait bien engager Patrice, mais à condition qu'il trouve un scénariste capable de lui pondre les histoires en cent pages réclamées par ses lecteurs plus ou moins libidineux. Ce pisseur d'extravagances pigmentées de quelques scènes dénudées, on s'en doute, ce devint moi, moi qui avais de modestes prétentions littéraires assez différentes, mais qui ne pouvait laisser Patrice dans l'embarras. Ainsi naquirent les aventures de Kévin Rocamir, le chasseur de monstres, dont cinq épisodes furent intégralement dessinés et écrits à une cadence infernale.
Pour toute récompense, à un tarif dérisoire, nous reçûmes le paiement de la première livraison, mais jamais celui des quatre suivantes. L'éditeur ayant fini par jeter l'éponge, l'ensemble ne fut jamais publié - sauf un épisode dans le fanzine Le Fulmar - de sorte que nous apprîmes très tôt que le train des inassouvis de l'imaginaire était souvent un omnibus.

Quelques temps plus tard, en 77, Patrice vint à nouveau me solliciter pour lui écrire des scénarios. Pour les éditions Fleurus, il lui fallait cette fois des énigmes policières en cinq planches destinées à l'hebdomadaire Djin. Nous créâmes ainsi le personnage de Renauld Delmond, puis de Chloé, navigatrice solitaire, et cette collaboration dura plus de quatre ans, toujours dans une entente parfaite.
Il n'est pas difficile de s'accorder avec Patrice Sanahujas. Raisonnable, dans beaucoup de domaines, il faisait et disait les choses avec simplicité et gentillesse, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir un oeil acéré sur les travers trop insupportables de certaines personnes. Mais cela se faisait sans réelle méchanceté, et c'était toujours l'humour qui finissait par l'emporter. Organisé, se contentant de peu, il travaillait sans l'ombre d'une ostentation, oeuvrant comme un artisan consciencieux admiratif de ses maîtres et avide de progresser sans cesse. Son atelier était - et est toujours, grâce à Martine son épouse et ses deux fils qui n'ont de cesse de respecter son souvenir - un capharnaüm magique dans lequel on ne pouvait que se sentir bien et fasciné. Autour du chevalet et de la table à dessin, parmi les piles de livres dont Patrice était un grand dévoreur, on sentait rôder la présence de Sherlock Holmes, de Conan le Barbare, de Bob Morane, de Bilbo le Hobbit et de bien d'autres grandes figures du monde imaginaire. Patrice avait décidé de prendre ce train qui conduit à l'Utopie et tous ces personnages mythiques faisaient partie du voyage. Seulement le train a déraillé un sale jour de février 96, Patrice avait quarante-quatre ans lorsque la maladie a vaincu son courage. Si les héros se tirent toujours des pires situations, ce n'est malheureusement pas le cas de ceux qui les conçoivent.